Brigades civiles d’observation à Actéal (Chiapas-Mexique)
octobre 14, 2017 6:12 Contact
Quand on s’intéresse à l’histoire, notamment récente du Chiapas, beaucoup d’évenements marquants sont à relever. Parmis eux l’entrée en scène, le 1er janvier 1994 du mouvement zapatiste. N’ayant pas l’intention de faire un bilan, ni un article organisé, le sujet étant assez complexe, je vous partage ici un compte rendu d’une semaine passée dans une communauté à tendance proche des zapatistes, celle de “Las Abejas” (les abeilles). En 1997, 45 personnes y ont été massacrés par des paramilitaires.
N.B: Cette semaine à Actéal a été effectuée dans le cadre du programme “BriCO” de l’association Frayba (cf. leur site https://frayba.org.mx/ pour plus d’infos, en espagnol) qui travaille avec des partenaires comme Quinoa (en Belgique)
N.B.B. pour plus d’infos (en français) sur l’histoire d’Actéal, https://espoirchiapas.blogspot.mx/2012/12/20-anos-de-autonomia-20-ans-dautonomie.html
Après deux réunions avec Tomas, le responsable des programmes “BriCO” (Brigades Civiles d’Observation) à l’association Frayba, je m’organise pour partir: ce sera ce mercredi 27 octobre, à la destination choisie par Tomas, la communauté d’Actéal, et avec Lucas. Je retrouve Lucas à l’endroit des taxis qui partent pour Yabteclum, et, après avoir attendu qu’un de ces taxis soit plein, nous partons. On quitte San Cristobal par une route que je ne connaissais pas encore, et on s’enfonce dans les montagnes, il fait beau.
Lucas est un français de 22 ans qui, après avoir commencé ses études en sciences sociales en France a décidé de poursuivre au Canada, les programmes étant plus intéréssants car axés sur des auteurs plus actuels. Nous échangeons à bâtons rompus sur différents thèmes. Il vient faire un travail de terrain au Chiapas et est très bien informé sur la situation. Après plus d’une heure de route, nous passons à Yabteclum, et après, un des passagers nous signale que nous n’aurons bientôt plus de signal pour le portable. Nous arrivons à Actéal après avoir traversé un village zapatiste nommé Polló.
Lucas, qui est déjà venu, m’indique, de loin, la fameuse colonne de l’infamie (appellée aussi pilier de la honte) du sculpteur Jens Galschiot, (cf. photo 1 ci-dessous et ce lien) et nous commençons à descendre les marches qui nous amènent au centre de la communauté. En bas, un grand auditoire est actuellement occupé par de nombreux indigènes. Un jeune garçon m’apprend qu’un des orateurs n’est autre que Lupita, fille d’Alonso Vazquez Gomez (cf. image dans la photo n°2, ci-dessous), le catéchiste qui dirigeait les sessions de jeunes et de prières lors du massacre. Elle est également porte-parole du C.N.I. (Conseil National Indigène), et a été élue courant 2017 comme représentante des peuples Tzotziles devant le C.I.G. (Conseil Indigène de Gouvernement). Elle est en train d’expliquer les modalités de soutien à la candidate indigène en vue des prochaines élections, à savoir le recueil des signatures.
Pendant que les explications vont bon train, nous échangeons quelques mots avec les représentants du Frayba qui sont restés la semaine précédant la nôtre, un couple d’espagnols et une mexicaine, stagiaire chez Frayba. Un jeune de la communauté surnommé Josué nous déclare la bienvenue, et insiste sur le fait que nous sommes accueillis en tant que compagnons de lutte. Certains membres de la “mesa directiva”, ou direction nous accueillent également, certains moins que d’autres car ne semblant pas parler espagnol, et l’un d’eux nous indique l’endroit où nous allons dormir, une salle pleine de prises et de posters d’événements liés à la lutte, où semble-t’il, la radio avait travaillé, à une certaine époque, pour recueillir des témoignages.
Nous mangeons dans une salle des tortillas, des haricots et du riz en face de deux femmes, chacune avec un enfant. Elles parlent peu en espagnol, ce qui confirme une information donnée par les stagiaires précédents, le fait que les femmes de la communauté parlent en général moins l’espagnol que les hommes. Cela me rapelle aussi des analyses lues à Bruxelles sur la situation des femmes de migrants, (africains notamment) moins inclines à voyager, et donc à apprendre d’autres langues. Dans notre cas, les personnes référentes, à savoir la direction sont des hommes.
Un peu plus tard, devant notre gîte, une femme qui semblait attendre devant la “clinique de santé” nous demande si les promoteurs de santé sont là. Nous répondons par la négative, n’ayant vu personne dans le bâtiment. Elle s’apelle Catarina, a entre 40 et 50 ans, et nous explique qu’elle est une des survivantes du massacre. Elle nous montre une cicatrice de balle et nous avoue qu’elle a déjà subi, à Mexico, 4 opérations de la jambe. En soirée nous avons un premier contact avec certains des hommes membres de la direction, plutôt jeunes. Certains parlent espagnol; mais ce n’est pas le cas de tous; de façon générale, ils communiquent entre eux en tzotzil et en général nous les écouterons parler, attentifs toutefois à des mots en espagnols qui s’échappent de temps à autre, comme autant d’entrées éventuelles pour nous dans la conversation. En leur présence nous parlons peu entre nous, une des consignes que le Frayba nous a donnée étant de parler uniquement l’espagnol en leur présence. Or comme ce n’est notre langue maternelle à aucun des deux, le parler entre nous ne nous inspire pas.Et puis de toute façon, nous sommes là pour être avec eux.
Jeudi
Petit déjeuner avec Emilio, et Manuel: le premier, la quarantaine passée, cultive le café et est membre de “Maya Vinik”, une coopérative de café fondée par las abejas après le massacre. Nous avons une conversation plus poussée avec Fernando, la trentaine, actuel “secrétaire particulier” de la direction. Il vient d’un village situé à 40 minutes et a été beaucoup impliqué dans la paroisse de Jabteclum, avec laquelle il a notamment travaillé différents thèmes, tels que l’”étude du contexte”, et il a organisé une campagne de sensibilisation au cours de laquelle il a parcouru 50 écoles. Nous nous doutons que ses réflexions ont été appuyées par le mouvement de la théologie de la Libération, dont faisait partie l’évêque Samuel Ruiz. Il nous le confirmera par la suite.
Vendredi
Rencontre au petit-déjeuner avec “Tonio”, comme le surnomment les avocats de Frayba, venus pour l’occasion travailler des questions juridiques. La cinquantaine, sympathique. Je lui fais remarquer que pour nous, c’est une joie d’échanger avec des gens du autour de la situation, car bien qu’ayant lu sur le sujet, rien ne vaut un échange direct. Il répond que tous, ici, au sein de l’actuelle direction n’ont pas vécu le massacre et que seuls certains, comme Vicente peuvent parler de ce moment tout en l’ayant vécu. Vicente est un homme en effet un peu plus agé, (la cinquantaine) et qui sera les premiers jours de notre séjour habillé en tenue traditionnelle, une sorte de tissu blanc coupé au manches et au-dessus des genoux, ceint d’une ceinture. Peu loquace au début, je le vois néanmoins préoccupé de notre sort: il n’hésite pas à me partager ses tortillas. Ce sera d’ailleurs une constante du séjour, chacun des membres de la direction arrivera, tantôt avec du maïs moulu, pour boire, tantôt avec une pile de tortillas toutes fraîches, enveloppées dans leur écharpe pour accompagner le repas souvent composé de haricots, et d’un autre accompagnement, pâtes ou riz. Une autre activité accompagnant le repas recquérant un peu d’énergie et qui sera parfois prise en charge par une personne, pour les autres, ou faite individuellement, sera le “réchauffement” des tortillas sur le feu. Lucas, qui lit volontier sur un banc situé à la sortie du lieu ou se réunit la direction, engage la conversation avec Vicente, qui tisse un sac en s’aidant d’un bâton qui sert de guide . Hormis quelques informations diverses, il nous apprend qu’un de ses fils a participé au groupe de chanteurs du coeur d’Actéal, et qu’au cours d’une des tournées dans le centre du pays, il a préféré rester vivre à Léon de Guanajuato. Parlant des voyages, Vicente reconnaît qu’il a lui, en son temps, parcouru le Chiapas, et retient notamment la grande ville de Tapachula, où il était allé vendre du café. Cela a mal finit d’ailleurs puisqu’il s’est fait escroquer. Le soir je rejoint Lucas à la salle à manger, en conversation intense avec Antonio, 35 ans, et qui nous avait d’emblée paru sympathique le premier jour. Suite à une question de Lucas, il raconte presque toute son histoire, depuis le moment où il a failli être expulsé de sa communauté, “Los Chorros”, en 1997, mais a quand même décidé de rester, au péril de sa vie. Cela semble être un moment important pour lui, dans son parcours de lutte. Il avait alors 14 ans. Plus tard et après quelques passages à vide, la paroisse de Yabteclum l’a incorporé à ses cours et l’a engagé auprès des jeunes pour donner des ateliers de sensibilisation. C’est à ce moment qu’il s’est “reconnecté” avec les abeilles.
Samedi
Lucas se remettant sans doute (dans son lit) de la grande discussion tenue avec Antonio la veille, je prends le petit-déjeuner seul avec Fernando. J’en profites pour tenter d’en savoir plus sur ses projets personels. Il préfère ne pas se marier pour l’instant, n’ayant pas de gros moyens. La question n’est pas de savoir s’il aurait les moyens de vivre ailleurs que chez ses parents ou pas, c’est une question de moyens tout simplement. Il ajoute: “dans certains cas, chez nous, l’homme en arrive à mentir sur ses biens pour gagner la femme de ses rêves. Mais ce n’est généralement pas la bonne méthode, car quand celle-ci se rend compte qu’elle a été trompée, il se peut qu’elle retourne dans sa famille”.
Fin de la semaine obligeant, certains des membres de la direction sont retournés dans leurs communautés. C’est ici qu’entre en scène Elias, de garde le w.end. Il est “Commissaire des biens communaux” (les terres notamment) et a une allure plutôt décontractée. Est-ce l’absence des autres membres de la direction? Où le fait qu’il n’en fait pas vraiment partie? Toujours utile que nous aurons en sa compagnie de longs échanges privilégiés et très agréables. Notamment sur Maya Vinik, dont il fait partie: “c’est une coopérative de café de 700 membres, et nous produisons 150 tonnes à l’année”. Elias a échappé au massacre en s’enfuyant, ce qui ne fut pas le cas de son père, ni de plusieurs membres de sa famille, qui se sont faits tuer. Il nous offre de son maïs moulu, un maïs noir que je vais déguster en pozol. Un régal. De même que ses tortillas. Sa femme est présente également mais mange de son côté, avec ses enfants. Cela ne l’empêche pas de faire chauffer les tortillas pour nous, sur le grand “comal” (sorte de plaque en métal) posé sur le feu, au milieu de la pièce. J’ai mal au coeur en voyant qu’elle est aussi préposée vaisselle. Mais pas pour la nôtre. Elle nous remercie chaleureusement pour le repas que nous avons préparé et partagé avec eux. Je glisse à Elias la question de la place des femmes, au sein de la direction. Il répond, de son ton, un peu hésitant: “nous y pensons mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour”. Cela confirme ce que nous observerons dans le quotidien du village: une séparation stricte des hommes et des femmes, depuis les tâches du quotidien jusqu’à l’église (où les hommes sont à droite et les femmes à gauche).
Un groupe de jeunes de la communauté qui a exécuté divers exercices physiques dans le hall nous précède dans la s.à manger, et prend sa collation. Je croiserai leur animateur, Rafael. C’est un gars de la soixantaine qui fait partie de la paroisse de Chenalhó et anime ces sessions de théâtre depuis de nombreuses années. Alors que nous venons voir comment se portent nos lentilles et que nous les essorrons, deux jeunes filles du groupe nous taquinent gentiment: “on voit que vous savez bien préparer les lentilles”. Nous répondons par de petits gloussements, pendant que je me dis qu’au fond, elle voulait peut-être nous taquiner sur le fait qu’on est bons à marier.
Dimanche
Tandis qu’Antonio se prépare pour aller soutenir des gens qui luttent contre un projet d’extraction minière à Chicomuselo, et que certains membres de la direction sont rentrés dans leur communauté pour le W.End, j’échaffaude le projet d’aller faire des courses et de prendre des nouvelles de mon petiot à une ville proche, Pantelhó,, située un peu plus loin qu’Actéal. Je parcours en zig-zag ce qui sert de marché, une rue où hommes et femmes vendent qui des fruits, qui d’autres produits, à même le sol. J’entre dans une épicerie, mais il n’y a même pas de pâtes. J’arrive sur la place du village et j’y découvre un magasin (épicerie) très bien achalandé, tenu par deux femmes et un homme assis. Leur aspect physique et leurs habits détonnent. L’homme me répond comme si j’étais un gentleman de la haute. Je me dis ce sont les ladinos, ou encore, métis, l’oligarchie qui a -trop- longtemps dominé le Chiapas. Puis, remontant la rue du marché pour trouver du café, j’entre dans une petite pièce où un individu assis me répond assez désagréablement qu’il ne vend pas de café. J’aurai vite fait de comprendre que c’est un de ces fameux “coyotes”, qui achètent le café à des prix souvent très bas pour le revendre et se faire une bonne marge. Elias me le confirmera d’ailleurs. Je repars de cette ville choqué d’avoir croisé ces personnages dont l’existence se limitait pour moi à celle que Rosario Castellanos leur donne dans ses romans.
Lundi soir
Nous revenons avec Reynaldo, autre membre de la direction, plus jeune que Vicente (40 ans) aussi en tenue traditionnelle, mais qui jusque là nous avait peu parlé, sur la fondation de l’association Las Abejas. Car, celle-ci ayant eu lieu en 1992, autrement dit avant le massacre, il nous importait de connaître la raison. Nous aprenons que Las abejas fut fondée à la suite d’un mouvement de protestation contre l’emprisonnement de 5 personnes de la communauté. Cette année-là, les parents et la soeur de Reynaldo ont marché jusqu’à San Cristobal pour réclamer leur libération. Cette marche ayant draîné un nombre important de personnes et ayant été suivie par des journalistes, les prisonniers ont été libérés une vingtaine de jours après.
Mercredi
Notre semaine se termine, sans avoir connu le moindre incident. Aucun accroc avec certains groupes dissidents des “abeilles” dont nous avait parlé Tomas. Nous retournons à San Cristobal.
Aymeric Lehembre
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